Maman m'a volé mon trésor...
Je me souviens ...
Je pense qu'il s'agit là de mon plus ancien souvenir, je devais avoir entre 3 et 4 ans.
Pour me suivre dans mon enfance, je vais demander aux plus jeunes d'entre vous de faire un très sérieux effort d'imagination.
Nous habitions un tout petit village du Gers, c'était un jour pluvieux et venteux, peut être un jour d'automne, en tout cas le ciel était gris et bas.
Je pense que c'était un lundi parce que maman avait fait la lessive le matin, « la bugade », et durant toute mon enfance j'ai entendu la lessiveuse crachoter sur le feu tous les lundi matins, jour de lessive.
L'après midi c'était la phase « éclaircissage » oui c'est ainsi qu'on disait, traduisez" rinçage". Bien sûr nous n'avions pas l'eau courante à la maison, aussi ma mère avait chargé la lessiveuse sur la brouette de même que la planche à deux pieds qu'elle installerait au bord de la mare.
Avant de partir elle m'avait donné une cuisse froide du poulet rôti de midi, c'était là mon 4 heures.
Je la grignotais donc avec grand plaisir tout en trottinant à ses cotés. Nous avions emprunté un chemin étroit et boueux qui nous conduirait au jardin où se trouvait la mare -lavoir. Je me souviens que les rafales de vent étaient parfois tellement fortes qu'elles gonflaient mon tablier, me poussaient vers la haie et m'empêchaient d'avancer. Maman faisait alors une halte avec la brouette et nous riions toutes deux.
A cette époque ma mère suffisait totalement à mon bonheur, je ne la quittais pas et la suivait partout comme un petit poussin suit sa mère.
Arrivées au bord de la mare, elle avait installé la planche dans l'eau noire glacée, elle avait chaussé de hautes bottes en caoutchouc puisqu'elle travaillait les pieds dans l'eau. Elle trempait les vêtements savonnés encore fumants dans l'eau verdâtre, ensuite elle les tordait, les tapait sur la planche, répétant ces gestes plusieurs fois jusqu'à ce que l'eau qui sortait de la pièce lavée soit parfaitement claire euh ! enfin sans trace de savon plus exactement.
Je n'avais pas le droit de m'approcher de l'eau mais de toute façon cette étendue noire que je trouvais immense me faisait très peur, je m'attendais toujours à en voir sortir des monstres terrifiants.
J'étais donc installée dans la brouette et je rongeais consciencieusement ma cuisse de poulet.
Maman qui venait chercher des torchons dans la lessiveuse m'avait demandé plusieurs fois d'arrêter de sucer cet os.
-C'est dégoutant, jette-le!
Je crois que j'entends encore le « non » strident que je hurlais à chacune de ses demandes.
Je continuais donc à suçoter, tétouiller, rogner avec délectation le pilon totalement décharné.
A moment donné, alors qu'elle venait une nouvelle fois chercher une pièce à rincer, ma mère agacée m'a arraché l'os des mains et l'a lancé très loin dans la mare.
J'ai pleuré, hurlé, trépigné, j'ai même commencé à avancer dans la mare noire pour récupérer mon précieux trésor.
Je ne me souviens pas si l'épisode s'est soldé par une claque ou par un gros câlin, en tout cas en écrivant ce texte je viens soudain de comprendre pourquoi j'aime tant le poulet rôti.
Et CHUT ! Uniquement si je suis seule, loin de tout regard, il m'arrive encore de ronger l'os de la cuisse avec délectation.